Formation de formateurs & IA : naviguer sans perdre le cap
L’intelligence artificielle transforme nos manières d’apprendre, de transmettre, de concevoir la formation. Ce bouleversement n’est pas que technique. Il est structurel, éthique, institutionnel, pédagogique. Comment former — et former des formateurs — sans perdre le cap ?
1. Le train est déjà parti
Des assistants IA qui, en quelques minutes, produisent ce qu’une équipe d’experts en ingénierie pédagogique mettrait des semaines à concevoir. Des plans de formation, des supports de cours, des grilles d’évaluation générés instantanément, personnalisables à volonté. Des tuteurs virtuels disponibles 24/7, infiniment patients, capables de s’adapter à chaque étudiant... et à chaque formateur.
Dans les hautes écoles et universités, plus de 90 % des étudiants utilisent déjà l’IA générative pour réaliser tout ou partie de leurs travaux1. Et dans les médias, des récits qui s’accumulent : l’IA qui "rend bête", l’IA "miracle", l’IA "tricheuse"...
Nous assistons à un tournant systémique, rapide, global et irréversible. Le train de l’IA a quitté la gare – sans billet retour. Et il emporte avec lui un certain nombre de nos routines pédagogiques, de nos certitudes institutionnelles, voire de nos bonnes vieilles représentations liées au savoir.
Trois niveaux de transformation simultanés
Ce bouleversement ne concerne pas seulement les technologies utilisées. Il redéfinit les rôles, les pratiques, les responsabilités et les compétences attendues à trois niveaux : institutions, formateurs, apprenants.
1. Les institutions : entre pilotage, éthique et gouvernance
Les établissements de formation sont confrontés à une série de dilemmes bien réels :
Éthique : l’IA accentue-t-elle les inégalités ou contribue-t-elle à les réduire ? Peut-on former à l’autonomie en s’appuyant sur des outils qui prédisent et orientent les comportements ?
Déontologie : quels nouveaux devoirs de transparence, de confidentialité ?
Sécurité : comment gérer les dérives, les hallucinations, les fuites de données ?
Écologie : quel est le coût environnemental réel de l’IA dans la formation ? Sommes-nous dans une logique de sobriété numérique ou dans une fuite en avant technologique ?
Dimension sociale et cognitive : l’IA enrichit-elle ou fragilise-t-elle la relation humaine dans l’apprentissage ? Comment modifie-t-elle les dynamiques de groupe, les rapports hiérarchiques, les figures d’autorité ?
Rôle de l’enseignant : encore utile, ou remplacé par un chatbot bavard mais infatigable ?
On a connu plus simple. Et au-delà des déclarations de bonnes intentions, encore rares sont les institutions véritablement armées pour accompagner ces mutations de manière concrète, auprès des acteurs et sur le terrain.
2. Les formateurs : nouveaux outils, nouvelles responsabilités
Pour les formateurs, l’IA représente à la fois une promesse d’optimisation et un défi profond de transformation professionnelle. Trois axes de compétences deviennent ainsi indissociables :
Maîtrise technique : savoir utiliser les outils IA (générateurs de contenu, chatbots, agents...) devient désormais une compétence de base.
Techno-pédagogie : pour intégrer l’IA de manière pertinente dans une formation la maîtrise technique ne suffit pas, il faut aussi savoir scénariser son usage dans une séquence de formation cohérente. Le prompt seul ne fait pas la pédagogie.
Littératie numérique critique : éduquer au discernement. Apprendre aux apprenants à ne pas prendre une réponse pour une vérité. Créer du doute fécond, pas du copier-coller intelligent.
On ne transmet plus simplement un savoir, on orchestre une relation complexe entre humains, savoirs et outils IA.
3. Les apprenants : gain de puissance, perte de repères
Jamais les étudiants n’ont eu accès à des outils aussi puissants. Et jamais ils n’ont été aussi exposés à des risques de dérive et de détournement :
Dépendance cognitive : l’IA devient un outil de délégation systématique – on demande, on reçoit, on copie. Mais que reste-t-il de l’effort cognitif indispensable pour apprendre ?
Jugement critique atrophié : la majorité des IA actuelles présentent des réponses convaincantes... même quand elles sont fausses. Le danger : confondre véracité et facilité.
Confusion techno-pédagogique : l’IA est perçue comme un "autre outil parmi d'autres" – mais sans accompagnement, elle devient opaque, magique, voire même pour certains anxiogène.
Frontières floues de l’intégrité : triche, assistance, inspiration ? Qui peut encore trancher, et selon quels critères ?
Le risque majeur : que l’IA remplace les activités qui font réellement apprendre. Et que, faute de modalités d’évaluation adéquates, les formateurs valident des compétences au mieux partiellement construites.
2. Former à l’ère de l’IA : quatre déplacements pédagogiques majeurs
Si l’IA nous oblige à apprendre à utiliser de nouveaux outils, elle nous oblige surtout à penser autrement la formation. Ce n’est pas une évolution de surface, c’est une révolution structurelle. Pour y faire face, quatre déplacements pédagogiques majeurs apparaissent. Ils dessinent ce que pourrait être, demain, une formation de formateurs qui ne soit pas simplement "augmentée par l’IA", mais qui se redéfinirait en continu à travers elle.
2.1. Un double mouvement : saut dans l’inconnu ET retour aux fondamentaux
"Innover tout en consolidant les bases."
Former avec l’IA, ce n’est pas seulement intégrer un outil de plus. C’est composer avec une technologie en perpétuelle évolution, dont les capacités, les limites et les usages sont mouvants. Cela impose aux formateurs une posture radicalement nouvelle : apprendre en avançant (parfois à l’aveuglette), innover tout en consolidant les bases. D’un côté, il s’agit d’imaginer des usages pédagogiques que les outils classiques ne permettaient pas : débats critiques entre textes générés, feedback sur la mobilisation de l’IA dans un raisonnement, études de biais algorithmiques comme objets d’apprentissage en eux-mêmes. De l’autre, cette évolution ne peut se faire sans une relecture lucide des fondamentaux de la pédagogie : que veut-on réellement faire apprendre ? Par quels types d’activités ? Avec quelles modalités et quels critères d’évaluation ?
Ce paradoxe – explorer l’inconnu tout en se rattachant au connu – devient un repère structurant : il ne s’agira pas de suivre une méthode miracle, mais de cultiver une intelligence pédagogique adaptable, profondément ancrée comme invariant du métier.
2.2. Un nécessaire nivellement par le haut
“Si ChatGPT peut répondre à la consigne en 10 secondes, ce n’est plus une tâche pédagogique.”
Contrairement aux précédentes vagues technologiques (TICE, e-learning, MOOC…), l’IA commence à automatiser des tâches cognitives que l’on considérait jusqu’ici comme “intellectuellement nobles” : résumer un texte, organiser une idée, corriger un argument, trouver des références. Cela signifie une chose : on ne peut plus se contenter d’évaluer ce qui peut être généré en deux clics. Si le travail demandé peut être fait par ChatGPT sans effort intellectuel significatif, alors ce n’est plus une activité d’apprentissage. La formation doit donc viser des compétences de haut niveau : discerner la pertinence d’une réponse, argumenter un choix, interroger une source, formuler un regard critique sur une production IA.
Prenons un exemple concret : au lieu de demander à un apprenant de “rédiger une introduction sur la motivation au travail”, on peut lui demander de générer trois propositions via une IA, de les analyser, de les comparer à un cadre théorique vu en cours, et de formuler son propre point de vue argumenté sur leurs limites respectives. On passe ainsi d’un exercice de restitution à un exercice de discernement, qui engage des compétences de niveau supérieur.
2.3. Trois domaines de compétences à faire évoluer ensemble
Face à ces mutations, trois champs de compétences deviennent incontournables – et doivent être travaillés de manière indissociable. La maîtrise d’un seul domaine ne suffit pas : ce n’est qu’en les articulant que le formateur peut continuer à exercer une pédagogie pertinente à l’ère de l’IA.
1. Compétences techniques liées à l’IA
Comprendre les logiques de fonctionnement des IA génératives, savoir interagir efficacement via le prompting, évaluer la fiabilité des réponses, différencier les types de modèles (LLM, IA conversationnelle, IA adaptative...).
Par exemple : savoir calibrer un prompt pour générer trois points de vue contradictoires sur un sujet, puis identifier lequel reflète un biais culturel.
2. Compétences techno-pédagogiques
Savoir scénariser l’usage de l’IA dans des séquences d’apprentissage cohérentes, choisir les bons moments pour l’utiliser, intégrer l’IA comme médiateur pédagogique, pas comme remplaçant du formateur.
Par exemple : intégrer une phase où les apprenants confrontent leur propre travail à une version générée par IA, et justifient les écarts ou les convergences.
3. Littératie numérique critique
Former des apprenants capables de penser avec l’IA, c’est-à-dire d’interroger ses productions, de repérer ses biais, d’en comprendre les logiques implicites. Cela suppose une éducation au numérique à la fois épistémique (comprendre comment le savoir est produit par l’IA, quelle est sa nature, sa validité, ses limites), éthique (être capable de discerner les enjeux moraux, les responsabilités et les valeurs dans les usages de l’IA) et sociale (comprendre les impacts de l’IA sur la société, les rapports de pouvoir, l’accès, la justice et l’inclusion).
Par exemple : organiser une activité où les étudiants analysent les erreurs d’un chatbot sur une notion, pour identifier la source du malentendu (modèle ? données ? prompt ?).
Un formateur compétent demain ne sera pas celui qui "maîtrise l’IA", mais celui qui saura articuler ces trois dimensions, avec discernement, lucidité et créativité.
2.4. Revenir au lien, à la culture commune, au monde imaginal
“Là où l’IA accélère, la pédagogie doit ralentir.”
Enfin, plus le monde se « technologise », plus il devient important de ralentir et réinvestir ce qui fait l’humanité dans l’apprentissage. L’IA peut générer du contenu, mais elle ne crée ni du lien, ni du sens partagé, ni de l’imaginaire. Apprendre, ce n’est pas seulement acquérir des compétences. C’est se transformer en relation avec les autres, partager des références communes, se construire à travers des récits, des symboles, des représentations collectives. C’est aussi pouvoir rêver, douter, projeter, habiter un imaginaire professionnel.
Le rôle du formateur devient alors celui d’un gardien des espaces de subjectivité. Il s’agit de préserver des temps pour débattre, pour s’inspirer, pour “ne rien produire” au sens productiviste du terme, mais juste pour explorer ensemble ce qui fait sens. Cela peut passer par des récits, par l’art, par des moments d’introspection, de silence, d’égarement, de digression, d’émerveillement.
Là où l’IA accélère, la pédagogie doit ralentir. Là où l’IA automatise, la pédagogie doit ritualiser. Là où l’IA individualise, la pédagogie doit collectiviser. Ce n’est pas une opposition, c’est un équilibre. Et sans cette part d’intangible, l’apprentissage perd son mystère pour ne suivre plus qu’une logique mécaniste. Et il vaut mieux que ça.
3. Conclusion temporaire – Formation de formateurs & IA : naviguer sans perdre le cap
Former à l’ère de l’IA, ce n’est pas suivre une nouvelle procédure. C’est accepter de naviguer dans l’incertitude, dans un monde qui se redéfinit en permanence, sans boussole définitive, mais avec quelques repères essentiels : le souci du sens, la rigueur de l’éthique et du geste pédagogique, l’attention au lien.
Ce qui se joue aujourd’hui dépasse la simple appropriation d’un outil. C’est une recomposition en profondeur du métier même de formateur. Il ne s’agit plus seulement de transmettre des savoirs, mais de construire des espaces où l’on apprend à penser, à douter, à collaborer, à devenir. Et cela, aucune IA ne le fera à notre place.
Au risque de ressasser un cliché, le défi n’est donc pas de faire mieux que l’IA, mais de rester humain dans ce qu’elle ne peut pas faire : tisser des récits communs, créer de la confiance, cultiver des imaginaires partagés, poser des cadres fertiles. Le formateur de demain ne sera pas un technicien augmenté. Il sera un médiateur lucide entre des outils puissants et des humains en quête de sens. Et cela, en soi, est déjà une compétence critique – peut-être la plus précieuse de toutes.