Former des formateurs à l’ère de l’IA : trois déplacements pédagogiques essentiels

IA générative, prompts en cascade, assistants virtuels qui "font le boulot"... Mais former, est-ce seulement intégrer de nouveaux outils ? Non. C’est interroger en profondeur ce que l’on transmet, à qui, comment — et dans quel monde.

Cet article propose trois déplacements essentiels pour penser une formation de formateurs lucide et durable à l’ère de l’IA : développer des compétences critiques, revaloriser la transmission comme acte structurant, et réinvestir la dimension corporelle dans la relation pédagogique. Car il ne s’agit pas d’opposer innovation technologique et posture humaniste, mais de maintenir ensemble technicité et discernement, puissance des outils et exigence du lien. Former, aujourd’hui, c’est choisir d’habiter cette tension, et affirmer une pédagogie qui reste fondamentalement relationnelle, incarnée, et située.

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Dans un précédent article, j’évoquais quatre déplacements pédagogiques majeurs que l’essor de l’intelligence artificielle impose au champ de la formation de formateurs. Le premier de ces déplacements, que j’approfondis ici, concerne un double mouvement, à la fois paradoxal et structurant :

  • Un saut dans l’inconnu tout d’abord, porté par l’irruption de nouveaux outils puissants et évolutifs ;

  • Et un nécessaire retour aux fondamentaux de la pédagogie, comme repères stables dans un environnement en constante mutation.

Ce double mouvement ne relève pas d’une abstraction théorique. Il constitue un impératif adaptatif – et nécessaire - face à une transformation rapide et structurelle : à mesure que la technologie s’accélère, automatise et redéfinit nos pratiques, le rôle du formateur se métamorphose. Il ne s’agit plus seulement d’intégrer de nouveaux outils, mais de réinterroger en profondeur et de manière continue ce que signifie aujourd’hui former, transmettre, accompagner.

Plus l’environnement de la formation se technologise, plus il devient essentiel de réinvestir les dimensions fondamentales de l’apprentissage humain.

Car l’IA ne crée pas seulement de nouvelles possibilités, elle impose aussi un rythme, une logique, une temporalité qui ne sont pas celles du vivant. Ce que la technologie tend à automatiser, accélérer ou désincarner, la pédagogie doit le réancrer : dans la relation, dans le discernement, dans le corps, dans le rythme.

Insistons-y, ce retour aux fondamentaux n’est pas une régression vers un passé idéalisé ni une pirouette intellectuelle visant à se rassurer en tant que formateur, mais bel et bien un travail d’ancrage pour rester lucide et pertinent dans un paysage technologique mouvant. Autrement dit l’IA n’annule pas les fondamentaux de la pédagogie, elle en révèle au contraire la valeur irremplaçable. Et plus elle accélère les usages, plus il devient vital d’ancrer nos pratiques dans des repères stables, humains, sensibles, pour éviter de confondre apprentissage et technologisation.

Trois déplacements me semblent structurants dans cette mutation :

  • Le développement de compétences critiques permettant d’évaluer, ajuster et scénariser les usages de l’IA ;

  • La revalorisation d’une transmission exigeante, située, et incarnée ;

  • Le réinvestissement de la dimension corporelle dans la relation pédagogique.

C’est dans ce contexte de tensions fécondes – entre accélération technologique et nécessité d’ancrage – que le formateur se retrouve en première ligne. Et pour tenir ce rôle sans perdre pied, il doit s’appuyer sur un socle de compétences critiques, capables de lui permettre de naviguer, d’arbitrer, de scénariser. Autrement dit : la complexité croissante du paysage de la formation exige de nouvelles formes de lucidité.

1. Les compétences critiques du formateur à l’ère de l’IA

Le développement rapide de l’IA impose aux formateurs un niveau de compétences plus élevé que jamais. Non pas parce qu’il faudrait devenir expert technique, mais parce que le contexte technopédagogique devient plus instable, plus complexe, plus ambivalent.

Face à cela, les compétences clés du formateur ne relèvent plus seulement de la bonne pratique : elles deviennent des ressources critiques pour agir avec discernement, dans un univers où les repères bougent, où les outils évoluent plus vite que les référentiels, et où la tentation du "solutionnisme technologique" (ou de sa variante – la paresse) est plus forte que jamais.

J’identifie ici trois domaines de compétences à développer simultanément, et à articuler ensemble dans les pratiques de formation :

1.1. Maîtrise technique de l’IA : comprendre, manipuler, questionner

Le premier domaine de compétence est technique, mais il ne se résume pas à savoir utiliser des outils.

Il implique :

  • Une compréhension fonctionnelle des outils d’IA (générateurs de texte, assistants conversationnels, moteurs d’analyse, IA générative d’images ou de données, etc.)

  • Une capacité à évaluer leurs usages, apports et limites selon les contextes,

  • Une veille active sur les évolutions des outils et des usages pédagogiques.

L’objectif ici n’est pas de devenir développeur ou data scientist, mais d’avoir une autonomie opérationnelle minimale : savoir ce qu’on fait, pourquoi on le fait, et avec quel degré de confiance ou de prudence.

1.2. Compétences techno-pédagogiques : scénariser l’usage, pas le subir

Une IA dans une formation n’a de sens que si elle s’inscrit dans un scénario cohérent, au service d’un objectif pédagogique explicite.

Cela suppose de mobiliser les fondamentaux de l’ingénierie de formation :

  • Être au clair avec les compétences à développer

  • Identifier les modalités d’apprentissage pertinentes,

  • Choisir les bons outils selon le type de savoir visé,

  • Scénariser les interactions entre humains et IA de manière fluide et structurée.

Exemple : une IA peut enrichir une activité de feedback, mais ne remplace ni l’analyse fine d’un formateur, ni l’impact d’une évaluation orale. Un usage pertinent pourrait combiner un retour automatisé initial à une défense orale argumentative, où l’outil devient support d’analyse et non substitut au raisonnement. Le rôle du formateur ici : concevoir des dispositifs où l’IA est un levier, pas une béquille.

1.3. Littératie numérique critique : penser les outils autant que les utiliser

C’est sans doute la compétence la plus stratégique aujourd’hui — et encore trop peu développée.

Il ne suffit pas de savoir utiliser un outil. Il faut interroger ce qu’il produit, ce qu’il déforme, ce qu’il normalise.

Cela suppose une littératie critique, c’est-à-dire :

  • Comprendre les logiques internes des IA génératives (modèles, corpus, biais),

  • Anticiper leurs effets sur les représentations du vrai, du faux, de la source, du savoir légitime,

  • Outiller les apprenants pour qu’ils développent un regard lucide sur leur rapport aux technologies dites “intelligentes”.

Cette compétence, à la croisée de l’épistémologie, de la sociologie des techniques, de la philosophie du numérique et de la psychologie cognitive, fait de l’IA un objet d’apprentissage en soi, pas seulement un outil au service de l’apprentissage.

1.4. Articuler les trois niveaux : vers une posture professionnelle augmentée

Ce qui fait la différence aujourd’hui, ce n’est pas chaque compétence isolément, mais la capacité à articuler ces trois registres dans une posture cohérente.

Le formateur compétent à l’ère de l’IA est :

  • Curieux sans être naïf,

  • Technicien sans perdre le cap pédagogique,

  • Critique sans être technophobe.

Il devient architecte des parcours de formation, éclaireur des usages, médiateur du sens. Il articule ensemble la logique de l’outil et la logique de la transmission, sans les confondre. La compétence du formateur se mesure donc désormais à sa capacité à créer un écosystème d’apprentissage vivant, relationnel, signifiant, dans lequel la technologie trouve sa juste place — ni trop, ni trop peu.

Mais développer des compétences critiques ne suffit pas. Pour que la formation reste un acte structurant dans un monde instable, encore faut-il qu’elle s’enracine dans des repères plus profonds. C’est là que la notion de transmission, longtemps reléguée au second plan, retrouve une pertinence aussi stratégique qu’inattendue.

2. Revaloriser la transmission : des repères structurants dans un monde instable

« La transmission humaine redonne une épaisseur au savoir : un ancrage historique, une généalogie, un positionnement dans une culture. »

Dans un environnement de plus en plus piloté par des technologies génératives, certains ingrédients traditionnellement associés à la transmission retrouvent une pertinence nouvelle. Il ne s’agit pas ici de défendre un retour nostalgique à la pédagogie du “maître” ou à une forme descendante du savoir. Il s’agit de reconnaître que certaines pratiques que l’on avait évacuées redeviennent stratégiques, précisément parce qu’elles comblent ce que la technologie, par nature, ne peut produire.

Un peu d’histoire : les fondements historiques de la transmission

Historiquement la transmission s’est construite à la croisée de trois grandes logiques :

  1. La logique du sacré : les savoirs étaient transmis comme des vérités révélées, liées à des mythes fondateurs, à des gestes rituels, à une mémoire collective, le plus souvent orale.

  2. La logique de l’autorité : dans les traditions magistrales, le maître impose un corpus, un cadre, une norme. L’élève “reçoit” plus qu’il ne construit.

  3. La logique de l’excellence : dans les écoles de métier (compagnonnage, atelier, art martial…), la transmission repose sur une exigence progressive, un compagnonnage exigeant, un engagement mutuel dans un chemin de perfectionnement.

Ces logiques ont toutes leurs ambiguïtés : la première peut basculer dans la croyance magique, la deuxième dans la domination, la troisième dans l’élitisme. Mais toutes partagent un invariant : la transmission comme expérience de transformation, et non comme simple transfert de connaissances. Et c’est là qu’elle devient essentielle dans le contexte actuel. À l’heure où l’IA produit du contenu à la demande, sans intention, sans affect, la transmission humaine réintroduit du rythme, du sens, du repère, de l’exigence. Elle redonne une épaisseur au savoir : un ancrage historique, une généalogie, un positionnement dans une culture, dans un champ de pensée.

2.1. Les 3 dimensions structurantes de la transmission à l’ère de l’IA

  1. L’oralité.

    À l’heure où l’IA produit des textes cohérents, formatés, imités à la perfection, la parole vivante — improvisée, incarnée, située — reprend de la valeur. Elle devient un espace de confrontation des idées, d’argumentation, de prise de position, de nuance. L’oral, en formation, n’est plus seulement une modalité complémentaire : il devient un lieu de vérité pédagogique, où l’on évalue la pensée en train de se faire, la capacité à se positionner, à raisonner, à dialoguer.

  2. Le niveau d’exigence.

    Là où l’IA tend à aplanir les différences de niveau (tout le monde peut produire un contenu “correct”), la transmission humaine reste le lieu de l’excellence, de la progression sur le long terme, de l’expertise incarnée. Elle permet de poser des seuils de maîtrise explicites, exigeants, partagés. Elle valorise la rigueur, le temps long, la difficulté constructive. Elle crée des écarts de compétence qu’on peut nommer, mesurer, accompagner. L’illusion de la compétence “instantanée” générée par IA appelle, en miroir, des critères d’exigence plus forts, plus assumés, plus incarnés.

  3. La vision structurante.

    Enfin — et c’est peut-être le plus important — la transmission est ce qui permet de léguer un cadre de référence, une vision du monde, une éthique du métier, une certaine idée de la relation pédagogique. L’IA ne transmet rien de tout cela. Elle ne pense pas, elle n’a pas de valeurs, elle ne défend aucune vision de l’humain ni de la société. Elle calcule, elle prédit, elle formate. Le formateur, lui, peut transmettre une vision située du savoir, une lecture critique des enjeux, un positionnement dans le monde. Et cette capacité devient vitale dans un environnement où les repères collectifs se dissolvent.

“Loin d’être dépassée, la transmission redevient un acte radicalement politique.”

La transmission n’est pas une résistance au monde technologisé. Elle en est le complément structurant.

Elle ne refuse pas l’IA, mais elle lui rappelle ses limites. Elle pose des garde-fous, des exigences, elle définit des horizons. Elle offre aux formateurs comme aux apprenants des ancrages dans un monde instable, des références dans un univers d’abondance confuse, et des lieux où continuer à penser ensemble ce que “former” veut dire.

Ce retour à la transmission nous permet finalement d’imaginer une pédagogie hybride et assumée, où l’on combine :

  • Co-construction des savoirs ET guidance par un formateur légitime

  • Accessibilité de la formation ET exigence dans le niveau de compétences visés

  • Rigueur scientifique ET récit incarné

  • Outils numériques ET espaces ritualisés de transmission.

Nous avons parlé de compétences, de transmission, de repères structurants. Mais un pan entier de l’expérience de formation reste encore dans l’ombre : celui du corps. Non pas comme accessoire, mais comme fondation silencieuse de toute relation pédagogique. Il est temps de le remettre au centre.

3. Le nécessaire retour au corps : présence, rythme, transmission incarnée

« Former, c’est d’abord être en relation vivante avec un autre : s’ajuster, se connecter, écouter, ressentir. »

Dans nos dispositifs de formation contemporains (et la formation de formateurs en est un excellent exemple), le corps est à la fois omniprésent et passager clandestin. Présent, car nous formons ensemble, physiquement, en situation. Passager clandestin car jamais pensé, rarement nommé, presque jamais travaillé. Nous parlons de référentiels de compétences, d’objectifs pédagogiques, d’indicateurs pour l’évaluation, mais que faisons-nous des gestes, des silences, du rythme, de la notion de présence ?

Et comment les travaillons-nous concrètement ?

Ce paradoxe, Hartmut Rosa1 le décrit à l’échelle de notre rapport au monde : dans une société gouvernée par l’impératif de la performance, notre relation au réel perd en résonance. Nous ne vibrons plus avec ce qui nous entoure ; nous l'exploitons, le maîtrisons, nous nous en éloignons. Et à l’heure de l’IA c’est précisément ce mouvement que nous devons (ré)interroger en pédagogie. Car former, c’est d’abord être en relation vivante avec un autre : s’ajuster, se connecter, écouter, ressentir.

Ce retour au corps n’est ni un supplément d’âme, ni une régression romantique. Il constitue une exigence contemporaine

Une manière de maintenir ensemble technicité et sensibilité, performance et présence, innovation et résonance.

3.1. Transmettre par le geste : la pédagogie du corps

La pédagogie n’est pas qu’une affaire de contenus. C’est aussi un art du geste, de la posture, de la présence. Dans de nombreuses traditions pédagogiques — du compagnonnage aux arts martiaux en passant par la scène théâtrale — l’apprentissage repose sur une transmission incarnée. L’élève apprend du maître par mimèsis2 : il observe, il imite, il ressent – toujours à sa manière - ce qui n’est pas toujours dit. Et à travers ce processus, il incorpore avec le temps un style, une manière d’être, un rapport au monde.

Dans la formation de formateurs, cette dimension mimétique est cruciale. Il ne s’agit pas uniquement de transmettre des savoirs, mais aussi une manière d’incarner la profession. Un formateur transmet autant par la manière dont il « fait vivre » une journée de formation, donne une consigne, laisse place à un silence, que par les contenus qu’il délivre.

Et ces gestes professionnels — implicites, subtils, invisibles — ne sont ni automatisables, ni codifiables par une IA. Ils se transmettent par la présence, la proximité, l’observation partagée. En ce sens, le corps du formateur est porteur d’une mémoire pédagogique vivante, qui dépasse les scripts, les grilles et les scénarios.

3.2. Être là : une compétence de présence

Revenir au corps, c’est aussi réhabiliter la compétence de présence. Dans un monde saturé de sollicitations, où l’attention est fragmentée, la simple capacité à être là, pleinement, devient rare — et précieuse.

Cette présence n’a rien d’abstrait. Elle s’ancre dans des micro-compétences subtiles mais essentielles :

  • Être sensible à la tonalité d’une situation, à sa “résonance” (Rosa),

  • Être capable de percevoir les signaux faibles d’une interaction (non-verbal, postures, micro-gestes),

  • Écouter avec tout son corps, pas seulement avec ses oreilles,

  • Faire confiance à ses ressentis corporels, son intuition, son instinct,

  • Savoir ralentir, accueillir les silences, laisser place à la digestion des idées.

Ici encore, la machine n’a pas accès à ce type d’intelligence. Elle répond vite, génère sans corps, sans ressenti, sans résonance. À l’inverse, ce que Bernard Stiegler appelait la deep attention — cette attention longue, lente, incarnée — est ce qui permet l’émergence d’un discernement critique et d’une présence authentique.

4. CONCLUSION TEMPORAIRE

« Former aujourd’hui, c’est résister à la fascination technologique sans la rejeter. »

Nous arrivons au bout de notre parcours. L’intégration de l’IA dans les pratiques de formation n’est pas une simple innovation technique. Elle bouleverse notre rapport au savoir, au temps, à la relation. Face à cela, trois lignes de force apparaissent : la nécessité pour les formateurs de développer compétences critiques, l’urgence d’une transmission exigeante, et l’exigence d’une pédagogie incarnée. C’est à la croisée de ces trois lignes que se joue l’essentiel. Et ce n’est qu’en tenant ces trois pôles ensemble que nous pourrons construire une formation réellement à la hauteur des enjeux notre époque.

Former aujourd’hui, c’est résister à la fascination technologique sans la rejeter. C’est assumer le choix politique d’une formation qui continue à éduquer des humains en relation, et non uniquement à optimiser des flux d’information. C’est valoriser la lenteur, le doute, la présence, comme autant d’actes formatifs à part entière.

Ce n’est pas un retour en arrière. C’est à la fois un (ré)engagement vers l’essentiel et un acte de création : celui d’une pédagogie adaptable – et adaptée - à une nouvelle réalité, en évolution rapide et constante. C’est finalement une manière de maintenir ce qui nous rend capables d’habiter le monde, de le réinventer et de le transmettre.

1

H. Rosa : résonance – une sociologie de la relation au monde

2

Lire à ce propos : R. Girard : la théorie mimétique ou G. Tarde : les lois de l’imitation

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Formation de formateurs & IA : naviguer sans perdre le cap

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